Si la France a perdu de sa force industrielle, certains signaux sont optimistes : 60 000 emplois ont été créés en cinq ans tandis qu'en 2021 plus d'usines ont été fermées qu'ouvertes dans l'Hexagone. Pourtant, le secteur industriel peine encore à recruter. Entretien avec Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie.
Décideurs. Depuis plus de cinq ans, Emmanuel Macron et les gouvernements travaillent à la réindustrialisation de la France. Quel bilan d’étape peut-on dresser ?
Roland Lescure. Après vingt-cinq ans de déclin de l’industrie française, nous avons commencé à inverser la tendance. Il s’est ouvert en 2021 plus d’usines en France qu’il n’en a été fermé. À peu près 60 000 emplois industriels ont été recréés en cinq ans. Les enquêtes montrent que les investisseurs nous considèrent comme le pays le plus attractif d’Europe. Des projets internationaux de toutes tailles sont en train d’arriver. Je pense à STMicroelectronics et GlobalFoundries qui vont créer une méga-usine près de Grenoble, ou à Pfizer qui compte investir plus de 250 millions d’euros pour produire son médicament anti-Covid en Nouvelle-Aquitaine. Le défi consiste à accélérer et à le faire sur tout le territoire. L’enjeu est économique, mais aussi politique, puisqu’en général quand une usine ouvre, l’espoir renaît et la colère a tendance à diminuer. Mais le défi majeur actuel pour l’industrie, c’est la décarbonation. Cette nouvelle révolution industrielle offre une opportunité de prospérité. Elle consiste à la fois à décarboner l’industrie existante, mais aussi à développer une nouvelle industrie verte, une industrie de la décarbonation. Pour cela, nous avons besoin d’un investissement public et privé très fort.
Des groupes étrangers ont des projets d’usine en Europe, comme ProLogium ou Moderna. A-t-on une chance de les attirer ? Où en sont les discussions ?
Chaque projet est différent, mais la France a de sérieux arguments, notamment notre électricité bas carbone d’origine nucléaire, qui est un avantage compétitif y compris face à l’Allemagne. Plus généralement, l’installation d’industries dépend d’abord de l’environnement d’affaires et, de ce point de vue, tout le monde reconnaît qu’il est actuellement plus favorable en France qu’il y a cinq ans. Ensuite, il y a des projets particuliers pour lesquels les industriels sont aussi sensibles à notre capacité à acheter leurs produits. Nous avons un défi à relever autour de la commande publique. Il faut qu’on puisse intégrer des enjeux environnementaux, de souveraineté, que ce soit dans le secteur sanitaire, de l’énergie ou de la défense. Nous souhaitons inciter à acheter français et européen pour que les entreprises aient vocation à produire chez nous car elles considèrent que leur marché va croître. Aujourd’hui, malgré la concurrence des Américains et de leur Inflation Reduction Act (IRA) qui prévoit 370 milliards de dollars de subventions et peut amener certains industriels à hésiter entre la France et les États-Unis, des entreprises étrangères, y compris américaines, continuent de choisir l’Europe, comme Chemours, qui va fabriquer des membranes à hydrogène dans l’Oise. Nous devons continuer d’agir sans protectionnisme exagéré mais sans naïveté non plus.
Vous parlez de protectionnisme, l’Europe ne veut-elle pas éviter cette dérive ?
Si vous fermez une porte, elle se ferme dans les deux sens. Si vous empêchez les entreprises internationales de venir en France, vous risquez d’empêcher les entreprises françaises de s’exporter. Donc ce qu’il faut, ce n’est pas du protectionnisme, c’est une protection de notre souveraineté bien pensée, en mettant en avant et en développant nos atouts. En revanche, si d’autres pays mettent en place des mesures protectionnistes, il faut pouvoir réagir. C’est ce qu’a fait en février la Commission européenne en présentant sa réponse à l’IRA à travers le "plan industriel pour le pacte vert", qui permet de répondre à des mesures protectionnistes déloyales par ce qu’on appelle des instruments de défense commerciale.
"Il s’est ouvert en 2021 plus d’usines en France qu’il n’en a été fermées"
La France prônait une politique industrielle européenne, le Made in Europe. Est-ce que Bruxelles est allé assez loin ?
Le "plan industriel pour le pacte vert" annoncé par Bruxelles va dans le bon sens, celui d’une véritable politique industrielle européenne. Il faudra aller plus loin et j’espère qu’on le fera, comme sur le financement du fonds de souveraineté européen. À la Commission maintenant d’émettre des propositions détaillées. S’agissant du Made in Europe, du Made in France, on pense souvent aux biens de consommation de tous les jours. Mais cela concerne aussi des sujets majeurs comme l’hydrogène. Je pense que nous devons tout faire pour produire sur notre territoire un hydrogène compétitif et respectueux du climat, grâce à notre électricité décarbonée, c’est-à-dire renouvelable mais aussi nucléaire. Sur ce sujet, nous ne sommes pas d’accord avec nos amis allemands, qui ne souhaitent pas voir autoriser la production d’hydrogène à partir d’énergie nucléaire (dont ils ont décidé de sortir), et qui préfèrent importer leur hydrogène. Les négociations se poursuivent.
Un rapport de McKinsey estime à 700 milliards de dollars les investissements nécessaires dans l'hydrogène d’ici à 2030 si l’on souhaite tenir le cap de la neutralité carbone en 2050. Fait-on suffisamment ?
Avant toute chose, il n’y a pas que la dimension financière : nous disposons d’atouts – par exemple, la France compte le plus grand nombre de brevets sur l’hydrogène, comme ceux de la start-up Elogen qui va construire une gigafactory d’électrolyseurs à Vendôme. Ensuite, je pense que nous sommes en train de déployer une ambition de décarbonation très ambitieuse. Le plan France 2030, c’est 54 milliards d’euros, dont une part substantielle est destinée à diminuer nos émissions de gaz à effet de serre. Sur le territoire, 50 sites industriels émettent 60 % du CO2 de l’industrie. Parmi eux, ceux d’ArcelorMittal à Dunkerque et Fos-sur-Mer représentent à peu près le quart des émissions de l’industrie française. Si vous décarbonez ces sites, vous avez rapidement des gains de CO2 très importants. C’est pourquoi le président de la République a réuni les industriels concernés à l’Élysée en novembre dernier et leur a proposé d’accélérer leur décarbonation en échange de soutiens publics supplémentaires. Il m’a chargé de présenter un plan détaillé pour chacun d’entre eux (où en est leur décarbonation, de quelle énergie auront-ils besoin, quels moyens mettent-ils en place, etc.), ce qui sera fait d’ici à fin juin. Nous avons les technologies pour y parvenir : par exemple, il est prévu de remplacer le charbon dans la fabrication de l’acier par de l’hydrogène. Pour décarboner l’Europe, il faudra à peu près 70 milliards par an sur dix ans. Les industriels doivent prendre leur part.
"En France, 50 sites industriels émettent 60 % du CO2 de l’industrie"
Le développement des start-up dans l’industrie se trouve parfois freiné par les financements, post phases d’amorçage. Comment voyez-vous les choses ?
Autant la France a montré que sur les start-up traditionnelles il fallait compter avec elle, autant sur les start-up industrielles, gourmandes en capital, nous devons encore accélérer, surtout que celles-ci permettent de générer des emplois dans les territoires. Nous avons besoin que les fonds de capital-risque et les assureurs allongent leurs horizons de temps. Nous avons besoin d’un capital patient et ambitieux, d’autant que les conditions de financement se tendent. L’État prendra sa part en étant au rendez-vous non seulement sur les premières levées de fonds mais aussi pour accompagner la croissance de ces entreprises grâce à ses financements "première usine".
Selon l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), le secteur industriel recrute chaque année 250 000 personnes, tous niveaux confondus. Or, 70 000 à 90 000 postes seraient vacants. Comment lutte-t-on contre ce désamour de l’industrie ?
Avec la baisse du taux de chômage, on constate des difficultés de recrutements un peu partout. Il y a des endroits en France où le chômage est à 4 % et d’autres, malheureusement, où il atteint 15 % voire 20 %, notamment dans les quartiers défavorisés. Notre défi ? Réorienter les jeunes vers l’industrie, qui souffre d’un déficit d’image. Quand vous leur demandez ce qu’ils pensent du secteur, ils répondent que l’industrie pollue et ne paie pas. En réalité, les salaires sont meilleurs que dans les services, les métiers sont de moins en moins pénibles, l’industrie est de plus en plus propre et incarne une solution pour décarboner la France. Nous devons le faire savoir ! Il convient également de réorienter les personnes travaillant dans des métiers en déclin vers ceux qui recrutent et de féminiser l’industrie.
Propos recueillis par Olivia Vignaud