Au-delà des polémiques, la Coupe du Monde au Qatar traduit la tragédie d’une population qui s’abandonne, s’accommode des vacuités récréatives modernes sans considération pour les enjeux actuels, et d’États devenus trop faibles, quand ils ne sont pas pleinement complices des dérives qu’ils prétendent contrarier. Des esclaves, des morts, des athlètes et des spectateurs. Nous ne sommes pas en 600 avant Jésus-Christ mais en 2022. Panem et circenses.
Sous la page d’accueil de la Fifa, jaillit la mention "En attendant le Qatar" flanquée d’un sobre bouton "En savoir plus". Un décompte égraine les minutes qui nous séparent du Mondial 2022, sponsorisé par Hublot, chronométreur officiel de l'événement. Quelques articles sur les joueurs à suivre surplombent les groupes, du A au H. La France se frottera au Danemark, à la Tunisie et à l’Australie, dans une poule volontiers qualifiée d’"incertaine", adjectif généralement affecté à celles qui sont abordables.
"Des conditions idéales, Thierry"
La Fifa s’autorise également une synthèse avantageuse du pays d’accueil dont l’entame élogieuse chatouille déjà l’insolence : "Cette édition de la Coupe du Monde s'annonce d'ores et déjà comme un spectacle unique en son genre." Une déclaration difficile à contester tant le fait de regarder un match dans un stade climatisé paraît farfelu et confortée par une indication météorologique de premier ordre témoignant de "conditions climatiques idéales pour les acteurs comme pour les spectateurs" . S’ensuit l’histoire du pays hôte, résumée en quatre dates, son économie disséquée en trois points au même titre que sa géographie, ainsi qu'une section entièrement dédiée au climat qui indique, à nouveau, qu’au mois de décembre, "les températures tournent autour de 20 degrés Celsius, même s’il arrive que le thermomètre frôle les 30 degrés". De quoi balayer d’une assertion l’exigence de climatiser les stades. Mais voilà, au-delà des 6 500 morts présumés, désavoués par le Qatar invoquant des décès "naturels", la Fifa prévoit d’engranger 6,44 milliards de dollars. Le cours du déshonneur n’a jamais été aussi haut. Et comme si le cynisme n’avait pas de limite, des centaines de bus climatisés, bien que pratiquement vides, ont sillonné Doha dans le cadre d’une répétition générale en vue du Mondial. Une démonstration grossière mais convaincante qui atteste, s’il en était besoin, de l’indifférence absolue du pays pour les diverses condamnations qui l'embrassent.
Au XXIe siècle, des travailleurs sont morts sous la chaleur pour que des spectateurs n’en souffrent pas trop
Catharsis
Des voix s’élèvent et les soupçons, de même que les certitudes qui entourent l’organisation de la Coupe du Monde 2022, ne passent pas inaperçus. Sur un sujet différent mais pas rival, et en réaction au fou-rire de Kylian M’Bappé lorsqu’un journaliste évoque une alternative à l’avion pour parcourir 400 kilomètres, Sandrine Rousseau s’était indignée : "Imaginez leur réaction quand ils sauront que la prochaine Coupe du monde est au Qatar dans des stades climatisés, avec des droits humains réduits à néant et 6 500 ouvriers morts. Le fou-rire de leur vie." Dans l’émission C à vous et sur le même sujet cette fois, Vincent Lindon avait éructé : "On est dans un asile géant : la même année, il y a des Jeux olympiques d'hiver dans un pays où il n'y a pas de neige." Plus récemment, c’est Éric Cantona qui a pris la plume sur les réseaux sociaux, dénonçant "l'aberration écologique" d'une telle programmation, "l'horreur humaine" qui en a résulté tout en exhortant joueurs, téléspectateurs et annonceurs à boycotter l'événement. Par ailleurs, Le Quotidien de La Réunion a annoncé ne pas couvrir le Mondial 2022, au nom de ses valeurs, par le titre "Sans nous". Une première pour un journal francophone. Au XXIe siècle, des travailleurs sont morts sous la chaleur pour que des spectateurs n’en souffrent pas trop. Si les pouvoirs publics ne se saisissent pas de cette problématique – la géopolitique se moque bien des indignations –, il nous appartient bel et bien de nous en emparer.
Hier encore, le football était affaire d’émotions, c’est même ainsi qu’étaient justifiés les salaires extravagants de ses vedettes. Aujourd’hui, la Coupe du Monde à travers la poésie d’un dribble, l’inspiration d’une aile de pigeon ou la fiévreuse anxiété d’un but en or, abrite une aberration écologique et domine un ossuaire. Nous ne fonçons pas dans le mur, nous en soignons encore la construction.
Alban Castres