Le Sommet de la mesure d’impact revient pour une deuxième édition le 18 avril. Nous avons rencontré Agnès Audier et Tony Bernard, respectivement présidente et directeur général de l’Impact Tank, premier think-and-do tank européen dédié à la valorisation et la mise à l'échelle d'innovations sociales à impact positif. À l'initiative de ce Sommet, ils affichent un objectif aussi nécessaire qu’ambitieux : "Changer le système."
Décideurs. Qu’est-ce que l’Impact Tank ?
Agnès Audier. L’Impact Tank est un vieux rêve des acteurs historiques du social, dont je fais partie. Tout au long de ma carrière, j’ai vu énormément de choses très utiles être mises en place, mais elles ne prenaient en charge qu’un nombre très limité de personnes, alors que des dizaines de milliers en auraient eu besoin, voire davantage. L’idée de l’Impact Tank est d’identifier des projets, d’en mesurer l’impact et de les démultiplier, afin de capitaliser sur ce qui a déjà été inventé ailleurs sur le territoire. Et ça fonctionne ! Adossé au Groupe SOS, l’Impact Tank se veut résolument ouvert à tous les acteurs : entreprises, chercheurs, milieu associatif et pouvoirs publics.
Pourquoi avoir voulu créer un événement incarnant cette mission ? Quelle est son ambition ?
Tony Bernard. L’idée de ce sommet découle directement de l’ADN de l’Impact Tank que vient de décrire Agnès. Il s’agit de créer un consensus entre des acteurs qui peuvent avoir chacun une définition très différente de l’impact. Pour les acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS), le terme va avoir une connotation positive, relative aux bienfaits de tel ou tel projet. Au contraire, pour un industriel, l’impact sera plutôt entendu au sens d’externalité négative de son activité sur l’environnement. Pour l’État, il s’agira plutôt d’une évaluation des politiques publiques ; pour les entreprises, d’une mise en conformité par rapport à une réglementation, dans le cadre de leur politique RSE par exemple. Or, il nous semble indispensable de pouvoir parler un langage commun, de faire émerger une ligne directrice au milieu du foisonnement d’utilisations du mot "impact". En réunissant tous les acteurs, le Sommet accomplit cette mission, souligne le travail que nous menons tout au long de l’année et contribue à briser les silos. Après le succès de la première édition en 2023, nous voulons aller encore plus loin, en nous intéressant notamment aux grands défis qui cristallisent le débat public dans notre secteur, comme l’intelligence artificielle ou l’entreprise régénérative. Ce sera aussi l’occasion de remettre à la ministre Olivia Grégoire un rapport sur l’engagement des entreprises dans les territoires. Ce dernier recense les initiatives de terrain, émet des recommandations à destination des pouvoirs publics et des acteurs privés, et définit un référentiel d’indicateurs d’impact. Enfin, nous lancerons avec la fondation La France s’engage et la Délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État le programme « La Fonction publique s’engage », qui vise à mettre en relation des porteurs de projets – entrepreneurs et acteurs de l’ESS ayant fait la preuve de l'impact positif de leurs solutions – avec des hauts fonctionnaires, en vue de favoriser leur passage à l’échelle et d’inspirer l’action publique.
Pourquoi la mesure d’impact est-elle si essentielle ?
T. B. Ce qu’on ne mesure pas ne progresse pas. Certains indicateurs sont relativement simples, compris de tous : la tonne de CO2, l’égalité salariale entre les femmes et les hommes… Pour d’autres, la mesure est moins évidente. Prenons l’exemple de l’hygiène menstruelle dans les lycées : cela ne peut se mesurer uniquement à l’aune de produits distribués. Il va être question d’augmentation de la confiance en soi, du bien-être… Nous voulons aussi aider les acteurs à mieux appréhender cette forme "d’intangible".
A. A. Les grands sujets historiques du social sont les parcours de vie et la personnalisation de l’accompagnement. Si quelqu’un se retrouve à la rue, ce n’est pas seulement parce qu’il n’arrive plus à payer son loyer. En général, l’origine du phénomène réside dans une accumulation de facteurs : revenus, intégration, relations familiales, santé, troubles psychologiques… De nombreuses solutions d’accompagnement existent. Certaines relèvent de la sphère publique, comme l’accès au logement ou à la santé. D’autres sont essentiellement portées par des acteurs privés, comme la formation continue. Nous sommes convaincus que c’est en travaillant différemment que nous ferons émerger de nouvelles solutions, non seulement en combinant les forces, mais en leur donnant plus de cohérence. Et cela ne peut se faire sans partager des indicateurs communs. Jusqu’ici, faute de base de données commune, chacun réinventait en quelque sorte des indicateurs à chaque projet. La définition d’un référentiel compris de tous permettra un meilleur ciblage des actions, mais aussi une meilleure lisibilité pour les acteurs et les investisseurs, de nature à accélérer et fluidifier l’implémentation des projets. Sans compter un meilleur ratio coûts/bénéfices, qui, en ces temps où la dépense publique est attentivement scrutée, devient un impératif pour toutes les parties prenantes.
"Travailler sur la mesure d’impact c’est précisément contribuer à rendre la transition écologique accessible pour le plus grand nombre"
On parle beaucoup de la transition écologique, mais peut-être un peu moins de son impact social et sociétal. Est-ce l’une des ambitions du Sommet ?
A. A. Tout à fait. La crise des gilets jaunes ou celle, plus récente, du monde agricole nous montrent bien que les enjeux sont intrinsèquement liés. La transition écologique demande un accompagnement social et sociétal majeur, de nature à absorber le choc des transformations qu’elle induit. D’ailleurs, il en va de même pour la transition technologique. Avec l’IA générative, c’est a priori plus de 60 % du monde du travail qui va devoir être reformé, avec toutes les craintes que cela peut susciter dans la société.
T. B. Travailler sur la mesure d’impact c’est précisément contribuer à rendre la transition écologique accessible pour le plus grand nombre. Aujourd’hui, elle écarte de fait des catégories entières de la population qui n’ont pas les moyens de s’acheter une nouvelle voiture pour accéder aux zones à faibles émissions, qui ne peuvent pas se loger dans les nouveaux écoquartiers, ce qui génère de nouvelles formes d’entre-soi… Résultat : on observe une résistance des populations à la transition écologique. Or, c’est par le biais de la mesure d’impact, en comprenant les inégalités qui se jouent à l’échelle de l’individu, que l’on pourra favoriser l’appropriation des enjeux et mieux penser les actions destinées à remédier à ces inégalités.
Quelles sont les limites de cette mesure d’impact ?
A. A. Elles sont intrinsèques à toute forme de standardisation : tout ne peut pas rentrer dans les cases d’un tableau Excel, il faut garder de l’esprit critique lors de la lecture des données. Mais il ne s’agit pas tant de fixer des objectifs chiffrés que de donner à chacun une boussole. Ce que nous essayons de proposer, c’est d’utiliser la donnée et les statistiques non pas pour remplir une obligation réglementaire, mais bien pour améliorer la qualité de ce qui peut être fait sur le terrain. Et, in fine : être plus efficaces pour les gens, les territoires, et notre démocratie.
T. B. La mesure d’impact ne fait pas tout. Elle peut même avoir quelques effets pervers, les acteurs du social se détournant parfois des cas les plus difficiles qui pourraient faire baisser le score d’impact. C’est quelque chose que nous intégrons dans notre démarche afin de nous assurer d’une prise en charge de ces publics les plus fragiles. Mais comme le souligne Agnès, l’objectif n’est pas de s’arrêter à la mesure de quelques effets positifs de tel ou tel programme, mais d’aller un peu plus loin, en favorisant un changement de nos modèles de pensées, l’avènement d’un nouveau paradigme pour changer de système.
Quelles sont les prochaines étapes pour l’Impact Tank ?
A. A. Je les résumerai en deux mots : structuration et internationalisation. Structuration pour mieux répertorier, valoriser et donner accès à nos travaux passés et futurs, et mieux échanger avec tous les acteurs. Et internationalisation car c’est aussi en s’inspirant de l’état de l’art dans les autres pays que nous pourrons aller plus loin et faire émerger l’innovation. À titre d’exemple : les contrats à impact ont été imaginés par deux Belges issus du milieu de la finance, baignés dans la culture anglo-saxonne. Une logique très intéressante, déjà importée en France, mais qui reste à développer.
Propos recueillis par Antoine Morlighem