Il y a ceux qui veulent réunir leurs pairs pour les sensibiliser, ceux qui veulent donner des clés d’action, ceux qui veulent déclencher des contentieux qui feront jurisprudence. En France ou à l'étranger, les fondateurs d’Intérêt à agir, de Lawyers for Net Zero et du World Lawyers’ Pledge on Climate Action tentent d’embarquer le monde du droit dans la lutte contre le changement climatique et pour la protection de l’environnement.

L’Affaire du siècle, ce sont eux. Celle de Grande-Synthe, encore eux. La condamnation de Shell aux Pays-Bas ? Toujours eux. Les juristes ont du pouvoir. Certains l’ont bien compris. Ici ou ailleurs, associations et collectifs de juristes engagés pour le climat éclosent. Le Canada et l’Australie ont chacun leur Lawyers for Climate Justice, la Nouvelle-Zélande son Lawyers for Climate Action. L’Hexagone, depuis 2015, héberge Notre affaire à tous, qui compte parmi ses membres une bonne part d’experts du droit. Il abrite aussi, depuis deux ans, l’association Intérêt à agir. Éléonore Delatouche, sa fondatrice, avocate de profession, est stagiaire à la cour d’appel de Paris pendant le procès Erika, en 2007. Elle prend conscience d'une chose : grands acteurs industriels et associations de défense de l’environnement ne se battent pas à armes égales. 

Remède à l’éco-anxiété

Les années passent, l’envie d’agir reste. Pour l’environnement, mais pas seulement : l’association pense aussi droits humains, économie responsable, libertés numériques. Avec toujours le même objectif, précise son président Didier Supplisson, celui de “mettre à la disposition des ONG et de la société civile en faveur de la défense des biens communs des experts juridiques – avocats, anciens magistrats et universitaires – capables de compenser le déséquilibre des forces”. La trentaine de membres de l’association offrent leurs conseils gracieusement. Auprès d’eux, les ONG trouvent expérience juridique et réseau d’avocats prêts à les accompagner jusqu’au contentieux, si contentieux il devait y avoir. Les bénévoles, eux, y trouvent un remède contre l’éco-anxiété : “L’action est une forme de lutte qui permet de rester optimiste”, confie Didier Supplisson, lui-même avocat.

"Le droit peut être une partie de la solution"

Outre-Manche, Lawyers for Net Zero est née en 2021. À l’origine, le monde du droit est étranger à son fondateur, Adam Woodhall. Lui a choisi de cibler les directeurs juridiques, ceux qui, pense-t-il, peuvent faire la différence : “Un avocat ne conseille que s’il est sollicité. Un directeur juridique doit conseiller son entreprise, tous les jours, et c’est du côté des entreprises que repose le pouvoir.” Lawyers for Net Zero propose l’“Impact programme”, sorte de “coaching de groupe premium”. En petites assemblées, directeurs juridiques d’entreprises variées et facilitateurs de dialogue placés par l’association parlent principes de neutralité carbone, échangent de bonnes pratiques, se retrouvent autour d’événements. “Le cœur du programme n’est pas de faire du conseil, souligne Adam Woodhall. Ce n’est pas non plus de faire de la formation. Le cœur du programme, c’est de rassembler et encourager à agir.” Il semble sur la bonne voie. Au démarrage, Lawyers for Net Zero n’avait aucun réseau dans la communauté juridique. Les deux programmes pilotes, testés l’an dernier, ont accueilli vingt juristes. Début janvier, le tout premier véritable “Impact programme” comptait cinquante inscrits, issus de Nestlé, GSK Pharmaceuticals, E. ON et Rolls Royce. Cent personnes sont aujourd’hui sur liste d’attente pour la prochaine session.

Engagement sacrificiel

Depuis une petite année, à l’échelle mondiale, on trouve le World Lawyers’ Pledge on Climate Action. Signée par plus de 700 personnes  personnes physiques, entreprises et institutions , la charte nourrit deux objectifs : “Sensibiliser le monde juridique aux enjeux climatiques et fournir des guidelines, de l’inspiration et du soutien aux juristes qui veulent agir mais ne savent pas par où commencer”, résume Tom Sparks, l’un des créateurs du texte. À partir des rapports du Giec, l’équipe propose différentes recommandations, ajustées au secteur d’activité du signataire. La cible est large : les juristes plus expérimentés, parfois moins formés aux enjeux environnementaux… Et la jeune génération d’étudiants en droit, “qui a le droit d’être éduquée, de comprendre comment le droit peut être une partie de la solution”, insiste Tom Sparks. Intérêt à agir l’a bien intégré. L’association française, qui a passé des accords avec plusieurs universités pour développer des cliniques juridiques sur des dossiers environnementaux concrets, veut “permettre aux étudiants qui le veulent de militer dans le cadre de leurs études juridiques”.

"La pression sociétale pourrait aussi atteindre les cabinets d'avocats"

Chez Lawyers for Net Zero aussi, l’ambition est de donner l’impulsion. On y aide les directeurs juridiques et leurs équipes à “quantifier les risques et construire des politiques ESG au sein de leur entreprise”. Elles ont tout intérêt à les suivre, confirme Didier Supplisson. Il le sait, il était directeur juridique dans une autre vie : les risques jurisprudentiels et réputationnels enflent. Un message entendu par les cabinets d’avocats ? Le temps nous le dira. Pour certains se posera la question du conflit d’intérêts entre les dossiers. Pour d’autres, c’est une question financière, juge Didier Supplisson : “Qu’ils choisissent de porter du pro bono ou qu’ils soient rémunérés, les avocats tournés vers les ONG font le choix de la sobriété dans leurs honoraires. Dans le militantisme, il n’y a pas d’engagement sincère sans sacrifice.” C’est le jeu. Mais la pression sociétale qui pèse chaque jour un peu davantage sur les entreprises pourrait aussi atteindre les cabinets : “Travailler pour une multinationale du secteur de l’énergie ou de l’industrie est grisant, certes. Peut-être de moins en moins bien perçu, aussi”, analyse-t-il.

Liberté créatrice

C’est finalement le droit, lui-même, qu’Intérêt à agir espère changer. L’association vise les contentieux stratégiques, ceux qui sont susceptibles de faire jurisprudence, d’emmener le monde judiciaire sur des sols encore non artificialisés. L’association ne peut représenter directement les ONG. Elle a trouvé la parade, explique son président : “Un travail préalable d’identification des chances de succès et des arguments pertinents, avec, toujours, le souci de tester de nouveaux moyens.”

La “bonne nouvelle”, c’est qu’en matière de justice climatique et de contentieux écologique, les idées ne manquent pas. Sébastien Mabile, l’un des avocats membres d’Intérêt à agir, vient de soulever un contentieux contre Bayer et Monsanto pour demander la réparation d’un préjudice écologique causé par la disparition de quatre espèces d’oiseaux dans des champs utilisant des pesticides. Le think tank créé par l’association développe des éléments de doctrine et des pistes de transformation du droit. De l’avis de Didier Supplisson, “la justice climatique permet de faire bouger les choses de façon plus structurelle que la voie législative, plus lente, et dont la traduction effective se dilue dans la non-contrainte”. Surtout, pense Tom Sparks, elle permet d’oser : “Sans s’éloigner des limites de la loi, les juges peuvent trouver de nouveaux moyens de trancher en faveur de l’environnement et du climat.” Aux juristes d’exploiter pleinement toute la liberté créatrice dont ils disposent.

Olivia Fuentes

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