La surprise du chef ? Pas vraiment. En succédant à Élisabeth Borne, le trentenaire s’affirme comme l’une des personnalités capables de réunir l’aile gauche et l’aile droite de la Macronie. À Matignon, il pourra continuer à appliquer sa méthode : capacité à se saisir de sujets consensuels, habileté rhétorique, fidélité au Président et maîtrise de l’art du en même temps. De quoi le qualifier de "bulle médiatique" ou de "fin stratège".
Sur le moment, la scène a fait rire. Le 22 juillet 2020, Jean Castex, fraîchement nommé à Matignon, laisse entrevoir involontairement une note manuscrite à la sortie du Conseil des ministres. En zoomant, on peut clairement en voir le contenu. Le successeur d’Édouard Philippe écrit : "Finalement, on a trouvé un os à ronger pour le jeune Gabriel ?"
Le "jeune Gabriel", c’est bien évidemment Gabriel Attal, tout nouveau premier ministre depuis le 9 janvier 2024. Le voici avec l'os le plus important de la République derrière le poste de président. Une consécration pour celui qui, à 34 ans, a fait partie en continu de l'équipe gouvernementale depuis 2017 avec des postes de plus en plus importants : secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, porte-parole du gouvernement, ministre délégué chargé des Comptes publics lors du second mandat d’Emmanuel Macron puis ministre de l’Éducation nationale depuis juillet 2022. Une ascension qui ne laisse pas l’opinion publique indifférente.
Sondages prometteurs
Depuis la rentrée, les bons sondages s’enchaînent et le jeune ministre doit avoir fort à faire pour garder la tête froide a fortiori depuis sa promotion. En septembre 2023, le baromètre Odoxa révèle que Gabriel Attal est la troisième personnalité politique pour laquelle les Français éprouvent le plus de sympathie. Avec 32 %, il reste à distance des deux premiers, à savoir Édouard Philippe (40 %) et Marine Le Pen (36 %). Pour autant, par rapport à juin, il connaît une hausse de 11 points. Mais en politique, la sympathie ne fait pas tout. Être apprécié ne garantit pas un bon score dans les urnes. Un autre sondage, Ifop cette fois, publié en octobre apporte un éclairage supplémentaire. Selon 57 % des Français, c’est lui qui incarnerait le mieux la majorité, devançant de peu le maire du Havre (55 %) et prenant le large face à Gérald Darmanin et Bruno Le Maire qui rêvent plus ou moins d’une candidature en 2027. De fait, le plus jeune premier ministre de l'histoire rassemble aussi bien l'aile droite que l'aile gauche de la majorité. A l'inverse d'autres "papabile" trop estampillés LR. Populaire, incarnation du macronisme, potentiel présidentiable à 34 ans… Quelle est la recette de Gabriel Attal ?
En prenant l'initiative sur des sujets consensuels, Gabriel Attal piège l'opposition qui a le choix entre le soutenir ou le critiquer au risque de se mettre à dos la majorité de l'opinion publique
Sentir l’air du temps
Elle pourrait se résumer en un mot : pragmatisme. Gabriel Attal n’est pas un idéologue et ne semble pas avoir une vision d’ensemble de la société. Il dispose en revanche d’un flair sans pareil pour saisir l’air du temps, repérer un sujet concret, peu technique, consensuel. Puis l’accaparer. À Bercy, il a observé que le consentement à l’impôt était de plus en plus difficile; les contribuables ayant le sentiment de payer pour les autres sans pour autant bénéficier de prestations de qualité. Sous la supervision théorique de Bruno Le Maire, il a donc imposé son propre style en déployant un grand plan de lutte contre la fraude fiscale définie comme "un impôt sur les Français qui travaillent". Au menu également, le lancement du site En avoir pour mes impôts. Rebelote Rue de Grenelle. L’abaya gagne du terrain en milieu scolaire ? L’opinion s’alarme mais son prédécesseur Pap Ndiaye tergiverse ? Le 27 août, Gabriel Attal s’invite au 20 heures de TF1 et annonce clairement que "l’abaya ne pourra plus être portée à l’école" puisqu’il s’agit d’un vêtement religieux "visant à tester la résistance de la République sur le sanctuaire laïque que doit constituer l’école". Un peu plus tard dans l’été, il met les mains dans le cambouis pour se saisir personnellement de la question du harcèlement scolaire qui alarme parents et enfants, notamment après le suicide de Nicolas, lycéen scolarisé dans l’académie de Versailles. Pour l’occasion, il n’hésite pas à tancer publiquement le rectorat.
Une stratégie que le nouveau premier ministre compte bien reprendre à Matignon puisque dès son discours de prise de fonction le 9 janvier dans l'après-midi, il a promis qu'il serait un premier ministre "sans tabous" et qu'il "dira toujours la vérité".
Piéger l’opposition
Fraude fiscale, abaya, harcèlement… En prenant en main ces sujets, Gabriel Attal souhaite améliorer le quotidien des gens. Mais, en même temps, il réalise des coups de force en piégeant l’opposition, qu’elle soit de droite ou de gauche. Prenons l’exemple de l’abaya. Trois jours après l’annonce de son interdiction, un sondage CSA révèle que 86 % des Français approuvent la décision du ministre. Cela vaut pour les électeurs de droite, mais aussi pour ceux de gauche (70 %). Les partis d’opposition se retrouvent face à deux mauvaises options : approuver un concurrent qui pense comme eux et donc le légitimer.
Ou s’opposer par principe quitte à être minoritaire dans son camp. C’est la solution choisie par LFI et une partie d’EELV dont les responsables ont rivalisé de propos chocs. Jean-Luc Mélenchon évoque une "guerre de religion", Clémentine Autain une "police du vêtement et un rejet obsessionnel des musulmans". Du côté des écologistes, la députée du Bas-Rhin Sandra Regol déplore "un contrôle social du corps des femmes" tandis que le député du Val d’Oise Aurélien Taché ose parler de "chasse aux élèves musulmans". De quoi plaire aux militants. Moins aux électeurs. Mission accomplie pour Gabriel Attal.
Occuper l’espace
Avoir des idées ou des intuitions est une chose. Encore faut-il être en capacité de les partager avec le grand public. En la matière, Gabriel Attal peut se targuer d’une certaine expertise qui commence dès son entrée au Palais-Bourbon à l’été 2017. À l’époque, le groupe LREM comporte de nombreux novices peu habitués aux codes des médias parisiens, à l’art de la petite phrase. Gabriel Attal au profil audacieux et germanopratin se fait vite remarquer. Dans la salle des Quatre Colonnes, dans les médias, à la tribune, il fait rapidement partie des meilleurs orateurs. Dans l’hémicycle il est d’ailleurs l’un des seuls de son camp à s’exprimer sans avoir le regard rivé sur ses notes. Hors des ors de la République, il est l’un de ceux qui portent la bonne parole macroniste. Il se distingue vite sur les plateaux télé et radio ou sur Twitch où il n’hésite pas à ferrailler avec les opposants les plus virulents et à défendre le "Patron" et ses troupes dans les moments les plus difficiles comme l’affaire Benalla. De quoi s’attirer la sympathie de son camp au sein duquel il fédère autour de lui macronistes de gauche (sa famille originelle) mais aussi macronistes de droite.
Mais aussi de quoi séduire Emmanuel Macron qui cherche avant tout à s'entourer de fidèles prêts à le défendre sans réserves. Lors du vote de la loi immigration, le nouveau premier ministre n'avait pas hésité à assurer le SAV à l'inverse d'autres ministres issus du PS tels Clément Beaune.
Séduire la jeunesse
Pour les stratèges du camp présidentiel, la nomination de Gabriel Attal, devenu plus jeune premier ministre de l’Histoire de la Ve République, (devant Laurent Fabius promu à 38 ans) a aussi un avantage. Montrer que le macronisme incarne toujours la jeunesse. Un chantier énorme puisque d’élection en élection, ce bord politique est devenu celui des séniors. Ainsi, le dernier sondage Ifop pour les européennes publié en décembre place la liste Renaissance à 35% chez les plus de 65 ans mais 5% chez les moins de 25 ans. Dès son premier discours, le nouveau locataire de Matignon a mis en avant son jeune âge.
Jusqu'alors, le plus jeune premier ministre de l'histoire était Laurent Fabius, 38 ans
Le pion consentant
Jeunesse, bons sondages, sympathie de son camp, notoriété… Gabriel Attal mène sa carrière à grande vitesse. Logiquement, la prochaine étape serait la présidence de la République même si seulement 2 "PM" sont devenus "PR".. Difficile de savoir s’il pense à l’Élysée pas seulement en se rasant pour paraphraser Nicolas Sarkozy. Mais en haut lieu, certains doivent y penser pour lui. Pour le moment, les candidats à la succession d’Emmanuel Macron sont tous d’anciens LR: Édouard Philippe, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire. Afin de poursuivre le mythe du "ni droite ni gauche", la Macronie aurait donc intérêt à intégrer dans la course un ancien socialiste. Et seul Gabriel Attal se détache.
Le président de la République au fonctionnement très darwinien, n’a pas choisi de dauphin et semble prendre, pour le moment, un certain plaisir à stopper les ambitions de celui qui veut devenir calife à la place du calife. C’est ainsi que l’Élysée a parasité la rentrée politique de Gérald Darmanin en dépêchant sur place Élisabeth Borne qui a douché en direct les espoirs de l’ambitieux. Puis le soir même, c’est Gabriel Attal qui a pris toute la lumière en annonçant l’interdiction de l’abaya. Est-ce une date choisie au hasard ? En tout cas, elle aura officiellement permis au trentenaire d’entrer dans la cour des prétendants où son jeune âge est un atout. Nul besoin de se presser et de tenter sa chance en 2027. Le natif de Clamart peut tout à fait attendre 2032. En cas de victoire, il n’aurait que 38 ans, soit un an de moins que son mentor Emmanuel Macron lors de sa victoire à la présidentielle de 2017.
Lucas Jakubowicz